Précisions : Jean bosquet a dix ans et c'est sa première ouverture.
Le père Bosquet alignait soigneusement toutes les pièces de
gibier. Les lièvres au premier rang, les lapins au second puis sur
les échelles la plume, c’est à dire les ramiers et perdrix. Les
chasseurs vidaient leurs musettes et l’étalage gonflait à chaque
nouvelle arrivée. Le boiteux avait sorti trois lapins et cria
goguenard :
- Et celle-là, je la mets où ?
On entendit des hurlements de surprise puis des rires dans le
mouvement de foule du premier rang. En se glissant devant le
curé, il aperçut le boiteux tenant à bout de bras une vipère. Fier de
sa plaisanterie, il avoua sa crainte.
- J’ai eu la trouille aussi. Toute droite qu’elle se tenait, juste
devant le museau de la Fanette. Le plus drôle, c’est quand je suis
passé devant Riri. Il me demande ce que j’ai tiré et je lui réponds
« Tâte dans la gibecière ! Tu verras bien ». Curieux, il n’hésite pas
une seconde. Il a faillit tomber à la renverse.
Le Riri protesta en riant :
- T’es con aussi ! Tu sais bien que je n’aime pas ces bestioles.
C’est bien connu, même les grenouilles !
Le pharmacien avait planté son appareil photo. Il estima encore
la distance en gambant et tapa dans ses mains.
- S’il vous plaît, un peu de silence. Je vais immortaliser cette
belle journée. Les chasseurs sont priés de s’aligner derrière le
tableau de chasse.
Dans un brouhaha, les heureux élus se poussaient et le cordon
se forma. Le borgne regardait dans tous les sens, il le vit.
- Jean ! Qu’est ce que tu fous ! Tu as entendu ?
Il traversa la foule, tout rougissant. La Jeannette devait
sûrement le voir. Il s’installa sur le côté, en essayant de prendre un
air naturel. Le pharmacien glissa sa tête sous la soutane de
l’appareil photo. Le silence était religieux. Il réapparut tout
décoiffé et ordonna :
- Serrez-vous plus ! Jean place-toi devant, au premier rang et
au milieu !
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Alors là ! C’était sûr, la Jeannette et la Madeleine savaient qu’il
était devenu un chasseur, un homme, quoi !
Après ce rituel, le vieux Bosquet compta les pièces de gibier et
annonça à haute voix :
- Neuf lièvres, trente lapins, dix ramiers et trois perdrix. Une
bonne ouverture !
Un rigolo ajouta :
- Et une vipère ! Hein Riri !
- Sans oublier la vipère que Léon viendra débarrasser.
Les rires fusèrent et les gosses entourèrent le grand-père. Il
frappa de sa canne ferrée devant chaque lièvre en réfléchissant.
- Veuve Morel, veuve Bordat, veuve Clerc, mère Baverel...
C’était la distribution des veuves, la coutume. Chaque épouse
de soldat tombé pendant la grande guerre avait droit à un lièvre.
S’il était célibataire, c’est la mère qui la remplaçait. Chaque nom
égrené tirait des larmes comme devant le monument aux morts, le
11 novembre. Le silence pesait. Sept noms étaient gravés dans la
pierre mais le vieux Bosquet en distribuait huit. Il s’était justifié
un jour : « Pour la veuve de Félix aussi. Ce n’est pas parce qu’il a
été fusillé comme mutin qu’elle ne l’a pas pleuré autant que les
autres veuves ». Il choisissait les plus gros pour les familles
nombreuses et pour la veuve Prillard qui n’avait pas d’enfant.
Personne ne savait pourquoi mais personne, non plus, n’avait osé
lui poser la question. A la fin du partage, il frappait dans ses mains
et s’adressait aux gamins.
- Vous avez bien retenu ? Allez, filez !
Les gosses se précipitaient, se chamaillaient, se poussaient. Car
ils savaient que certaines veuves étaient plus généreuses que
d’autres. Quand ils allaient porter les lièvres de porte en porte,
l’un repartait avec une pièce de cent sous et l’autre avec un
caramel ou pire avec deux oeufs.
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Les invités au festin passaient alors à table. Les bouteilles
passaient d’une main calleuse à l’autre. Les bocaux de pâté
s’ouvraient avec un petit sifflement. Les rires éclataient. C’était la
fête, une vraie. Chacun racontait la sienne, une histoire de chasse
bien sûr ! Le vieux Bosquet, debout, faisait semblant d’épauler un
gibier imaginaire. Jean l’entendait à peine mais connaissait les
propos pour les avoir entendus maintes fois.
- Les Lefaucheux ! Il n’y a pas mieux ! Vous me faites rire
avec vos fusils sans chiens… Si le lièvre vient de la gauche, tu le
caches avec le chien gauche en appuyant sur la détente et paf il
roule…S’il vient de la droite… Bien sûr qu’il fait de la fumée et
alors ?… Mais tu n’as pas besoin de redoubler puisqu’il est déjà
mort…
Mimile parlait de Kaiser devant le boiteux hilare. Le borgne
avait vidé une bouteille et riait fort.
- La trouille qu’ils ont eu les boches ! Ils ont capitulé le
lendemain…
Celle-là aussi, il la connaissait. Le borgne trop jeune pour partir
avec la classe s’était engagé. Il avait été incorporé dans son
régiment le 10 novembre 1918. Les Prussiens avaient aussitôt
signé l’armistice de peur de l’affronter ! Il exagérait un peu mais il
aurait fait un bon soldat s’il avait eu la chance de combattre.
Jean aimait bien les histoires de guerre et ça partait plutôt bien.
Le notaire devait être un planqué, il avait commencé gentiment
par le chemin des Dames et s’en vantait. Par contre le père
Bosquet avait fait fort : La Marne, Verdun, Bouchavesnes ! Il
aimait bien ce nom. C’est là qu’il avait eu deux fusils cassés dans
ses mains. Il n’avait pas été puni, il avait même été décoré parce
qu’il avait été le seul survivant de sa compagnie.
Il avait une médaille : la croix de guerre, il en avait d’autres
plus belles. Mais il devait préférer celle-là. Il avait aussi des
citations. Il le disait rarement sauf quand il était en colère. Il
l’avait dit au garde champêtre qui l’avait surpris en train de
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